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Au fil de l’eau

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Les fonds de nos vallées ont, dès le Moyen Age, résonné des bruits quasi incessants des chutes d’eau, des grincements des énormes roues à aubes, des martèlements sur les cuirs, des va-et-vient des raisses et des tintements stridents des martinets sur l’enclume… Voyage au fil de l’eau…

 

Diaporama de l’article

  • Légende photo :

    1925 – Scierie au Lyret

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    1925 – Facture du scieur Amoudruz

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    Années 1900 : moulin sur la Diosaz à Servoz

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    Années 1900 – Moulin du Lavancher

  • Légende photo :

    Années 1900 – Moulin de Barberine

  • Légende photo :

    Extrait du cadastre sarde : dérivation et bédière pour le moulin des Moillettes à Barberine

    Les montagnards d’autrefois n’ont pu bénéficier, aux temps anciens, que de l’énergie animale des bêtes de somme, chevaux, mulets ou bœufs pour venir à bout de leurs travaux pénibles. Il n’est donc pas étonnant que, dès qu’elle a pu être maîtrisée, la force générée par l’eau soit devenue une énergie majeure pour tous. Puissante, gratuite et paraissant inépuisable, l’eau des rivières qu’alimentent de fougueux torrents a été rapidement exploitée.

    Et c’est ainsi que les fonds des vallées ont, dès le Moyen Age, résonné des bruits quasi incessants des chutes d’eau, des grincements des énormes roues à aubes, des martèlements sur les cuirs, des va-et-vient des raisses[1] et des tintements stridents des martinets sur l’enclume… Aux sons se sont ajoutées les odeurs, l’exhalaison acide et glacée de l’eau, la puanteur tannique des écorces de mélèze pilées, le parfum sucré de la sciure de résineux transportée par le vent et les effluves astringentes du métal chauffé à blanc…

    En entraînant la roue du moulin, l’eau a fait fonctionner les fabriques, base de quasi toute la production de l’artisanat et de la petite industrie jusqu’au XIXe siècle.

    L’Arve, L’Eau Noire et la Diosaz : du Moyen Age au XIXe siècle, des rivières jalonnées de fabriques.

    Si l’installation des fabriques est relativement libre, les prieurs ne se gênent pas pour y prélever de substantiels impôts sur leurs revenus, le cens. Ils s’arrogent tout aussi facilement le droit de faire moudre gratuitement leur propre grain.

    Déjà en 1467, le censier mentionne sept moulins à farine : deux à l’Essert (au Fond du Bourg), un à La Frasse, un à Bonnanay (hameau près du village des Bois, disparu aujourd’hui), un à Argentière, un au Tour. Au XVIe siècle, les seigneurs temporels de la Ravoire[2] possèdent trois moulins : un aux Houches, un à Vallorcine, un au Sommet du Bourg.

    Vers 1830, quatre martinets de forge et une bonne douzaine de moulins à grains fonctionnent dans la vallée. Vingt ans plus tard, on compte, pour le seul village des Favrands, trois meuniers, un tanneur, un forgeron maréchal-ferrant, un rétameur, deux cloutiers… À la même époque, en vallée de Vallorcine, treize moulins sont établis sur l’Eau Noire.

    Comment ça marche ?

    Même si elle est sujette à des périodes de hautes eaux (printemps et été) suivies de basses eaux (automne et hiver), la rivière présente un débit assez régulier préférable aux torrents émissaires, impétueux et imprévisibles. C’est depuis la rive qu’est installée la dérivation du cours principal laquelle alimente un bief (ou bédière, bezeria), chenal artificiel s’écoulant par simple gravitation jusqu’au moulin. Dressée verticalement à l’aplomb de la bédière, la puissante roue à aubes peut alors offrir ses larges pales à la poussée du flot déversé par le bec du chenal d’amenée. Articulée par un « arbre de roue » depuis les structures construites à l’intérieur de la bâtisse, elle tournera au rythme du débit de l’eau, entraînant dans sa rotation les étourdissants rouages des meules, foulons et martinets.

    À quoi ça sert ?

    Le moulin à farine

    Les bleds – l’ensemble des céréales pauvres : avoine, seigle et orge – sont confiés au meunier au fur et à mesure des besoins de la famille. Une meule “tournante”, entraînée par le mouvement de la roue à aubes tourne au-dessus d’une autre meule, fixe, dite « dormante ». Taillées d’une seule masse dans le granit, les meules pèsent plus d’une tonne ! Les grains de céréales tombent au centre de ces deux mastodontes par une trémie, puis, une fois moulus, broyés par la masse de la pierre du dessus, sont renvoyés vers l’extérieur grâce à de petites moulures gravées sur la pierre du dessous.

    Au moulin – Par Jean-Paul Claret, 12 ans et demi[3]

    Un jour cet automne je suis allé chercher notre farine au moulin et j’en ai profité pour observer comment on moud le grain. Le meunier verse l’orge dans une sorte d’entonnoir en bois et de là le grain tombe tentement entre deux meules de granit disposées horizontalement. La farine tombe dans une sorte de caisse, la maie, où un tamis est actionné par les meules. On retire dessous la farine, le son reste sur le tamis. Les sacs de farine étaient tous posés sur une meule horizontale portée par une poutre, sans doute pour les préserver des souris. On ne doit plus voir beaucoup de moulins comme celui-ci qui, pourtant, nous rend bien service.

    Le moulin à huile

    En l’absence de noyers, nos vallées de montagne n’ont guère eu recours aux moulins à huile. Il aurait pu en être autrement du lin, assez prospère, qui a plutôt été utilisé pour ses fibres textiles. Selon Paul Payot, « H.B. de Saussure notait que le lin « de qualité bien supérieure à celui de la laine » réussissait très bien dans la vallée. Il était d’introduction plus récente que le chanvre. Les meilleurs champs se trouvaient aux Pècles et surtout à Vallorcine. Une des dernières toiles de lin produite le fut par Philomène Ancey en 1910 qui me racontait avoir elle-même planté, récolté, travaillé et tissé sa récolte ».[4]

    Le foulon à chanvre et à lin

    Si le lin reste une plante délicate, le chanvre, à l’inverse, pousse facilement et il n’est pas rare de trouver une chevanière pour chaque famille. Plusieurs lieux-dits cadastrés peuvent en attester : Le Chenavier au-dessus de Montroc, l’aiguille du Chenavier proche du Jardin de Talèfre[5]

    Figurant dans les registres de perception des dîmes dès l’établissement du prieuré, le chanvre est largement cultivé puis récolté et fait alors l’objet de multiples opérations.

    Foulons et battoirs en cassent la fibre après que la tige du végétal a été assouplie grâce au rouissage (négi) dans des fosses (naies) où l’eau acide des torrents est particulièrement favorable. Suivent le teillage au clériéet le filage au rouet (bourgo) puis, enfin, le tissage en toiles rustiques ou le tressage en cordages.

    Suivant le même processus, on réserve le précieux fil de lin pour tisser les étoffes plus délicates.

    La tannerie associée au foulon

    Le tannage des cuirs regroupe une suite d’actions longues, difficiles et désagréables pour ne pas dire malsaines. Il en va pourtant de la réussite de ces tâches complexes que les peaux soient de bonne qualité tant pour la vente[6] que pour l’usage immédiat, sellerie, cordonnerie. Le reverdissage dans les bains d’eau déraidit les peaux que l’on avait préalablement séchées ou salées. Suivent les fastidieuses manipulations d‘ébourrage, de pellanage et d‘écharnage qui les nettoient de tout résidu de fibres puis le battage au foulon qui leur rend leur souplesse. Il est alors temps de passer au tannage proprement dit : des bains de tan prolongés. C’est là le secret de la réussite, l’écorce de chêne réduite en poudre (que l’on remplace dans nos vallées par l’écorce de mélèze) contenant les fameux tanins, composants pestilentiels mais indispensables pour empêcher la putréfaction du cuir.

    En date du 10 avril 1843, une délibération est prise par le Conseil municipal de Chamonix pour l’agrandissement de la tannerie de Michel Tairraz aux Praz[7]. Deux ans plus tard, d’après les certificats délivrés par la corporation des arts et métiers, cette tannerie s’est transformée en une manufacture tenue par le maître-tanneur Jean Baptiste Bossonney (66 ans) et cinq boutiques tenues par d’autres maîtres-tanneurs : Jean-Joseph Fontaine (49 ans), Isidore Bossonney [frère de Jean-Baptiste](65 ans), Jean-Michel Tairraz (50 ans), Victor Simond (59 ans) et Jean-Marie Couttet (56 ans). Treize ans plus tard, en 1858, le recensement ne mentionne plus que deux tanneurs :  Joseph Bossonney (50 ans) et Joseph Tissay (39 ans) avec sa femme J. Chene, ainsi que deux ouvriers, Louis Chalande (34 ans) originaire du Chablais et Sophie Mouilles (18 ans) du Valais. On note également la présence d’un nouveau métier, proche du tanneur, celui de teinturier exercé par Jean Claude Sermet (32 ans).

    La scierie

    Très rigoureusement réglementée, l’exploitation du bois est évidemment vitale dans nos vallées de montagne. Matériau de construction par excellence, le bois est aussi le combustible majeur de tous les foyers. Le bois de chauffe, prélevé de préférence dans les reliquats des coulées d’avalanches (quand ce n’est pas en « bois de lune », c’est-à-dire lors de périodes interdites) ou lors des attributions de lots d’affouage, n’est pas apporté à la scierie.

    Il en est de même pour certaines belles billes de mélèzes qui restent travaillées manuellement, ébranchées et séchées puis équarries à la piolette (petite hache) pour constituer les plus solides poutraisons.

    On laisse aux scieries le traitement de toutes les pièces de bois de construction. Les raisses débitent les troncs en plateaux ou en planches plus ou moins fines dont les épaisseurs sont mesurées en pouces ou en lignes[8]. À l’intérieur du moulin, l’arbre de la roue se prolonge d’une énorme manivelle, la sniule, directement rattachée à la battante, longue lame de scie effectuant un mouvement de va-et-vient du haut en bas.

    La forge

    Forgeron, maréchal-ferrand, cloutier… Indispensables, eux-aussi, aux travaux agricoles et à la vie quotidienne, ces métiers se regroupent souvent autour de la même fabrique. Par une succession d’engrenages, la grande roue à aubes du moulin de forge actionne le martinet : un énorme marteau qui, régulièrement, vient battre le fer chauffé à blanc que le forgeron tient solidement, au bout de ses pinces, sur l’enclume. Au contraire du bois, le métal est un matériau précieux, récupéré et retravaillé à la forge où se trouve traditionnellement la meule à aiguiser.

    Une belle histoire et une belle transmission permettra, dans l’avenir, de passer de la hache à la piolette puis au piolet des alpinistes, et de transformer les semelles cloutées des galoches en ailes-de-mouches et tricounis puis en crampons…

    [1] La plupart des mots en italiques sont issus des documents d’archives et en respectent l’orthographe. Certains sont toujours utilisés aujourd’hui en patois.

    [2] Guillaume de la Ravoire est seigneur temporel de Chamonix, Servoz et Vallorcine.

    [3] Journal « Près des cimes » de l’école du chef-lieu de Vallorcine en 1955

    [4] Paul Payot « Au Royaume du Mont-Blanc » – 1949

    [5] Le rapprochement entre ces deux toponymes reste à confirmer. Trop facile à première vue, il expliquerait ce qui, pour l’instant, reste curieux, l’aiguille du Chenavier culminant à 3 799 mètres d’altitude.

    [6] Les foires à la « sauvagine » sont assez fréquentes et concernent les peaux très recherchées de petits animaux sauvages, marmottes, fouines, hermines, blaireaux, renards…

    [7] Extraits d’archives recueillies par Karine Létang, archiviste à la mairie

    [8] Un pouce mesure environ 2,7 cm et une ligne égale le douzième du pouce soit 2,25 mm