1914 Quand sonne le tocsin
RUBRIQUE : La Grande Guerre
Au pied du Mont-Blanc, la saison bat son plein. Les conditions en montagne sont excellentes, les hôtels se remplissent, les riches familles anglaises, allemandes ou suisses ont pris possession de leurs chambres et réservent leur guide pour les excursions habituelles vers les glaciers. Tout paraît se dérouler selon l’habitude, dans la bonne humeur des fêtes organisées par les « maîtres d’hôtel » et le Syndicat d’Initiative de Chamonix, présidé par John Aimé Couttet.
Chez les cultivateurs, à la fin juillet, les foins sont rentrés et la saison d’estive en montagne se déroule bien, malgré l’enneigement important de l’hiver passé. Pour les moissons, c’est un peu tôt, les épis ne sont pas encore à maturité. Les principales tâches ont été accomplies malgré le manque de main d’œuvre, tous les hommes non réformés âgés de 21 à 23 ans étant déjà sous les drapeaux, généralement cantonnés dans des régiments proches.
Diaporama de l’article
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Affiche mobilisation générale
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Affiche La Prusse et l’Europe
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Classe 1916 Argentière
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Albertville caserne Songeon
Pourtant, dans les hameaux, les visages se ferment, les soucis marquent de rides de plus en plus profondes les fronts des plus optimistes. Le 12 juillet, le Maire de Chamonix Jules Bossonney regroupe seulement dix conseillers autour de lui, soit à peine plus de la moitié, pour une séance extraordinaire de conseil municipal : Charlet Henri, Couttet Jules, Couttet Adolphe, Couttet Henri, Ravanel Jean, Pot Jean, Ducroz Michel Ambroise, Ravanel Albert, Charlet Robert et Ducroz Joseph. Sont absents, occupés à des tâches plus urgentes : Bossonney Edouard, Favret Lambert, Simond Joseph, Ravanel Edouard, Tairraz Alfred, Simond Adolphe, Garny Jean, Payot Gustave et Ravanel Camille.
Le ciel s’obscurcit
Les tailleurs de pierre italiens quittent précipitamment la vallée. Sur convocation de l’autorité militaire italienne de « rentrer immédiatement pour accomplir une période d’instruction », ils abandonnent leur chantier. A la carrière des Bois, les blocs de granit gisent au sol, certains tout juste équarris, d’autres prêts à être livrés aux hôtels en construction. Ebauches de colonnes ou de chapiteaux, de consoles de balcon ou de marches d’escalier, elles portent la trace des outils des graniteurs et attendront vainement leur retour…
La tension monte, mais on ne veut pas vraiment croire à la guerre. Pas encore…
« Nous sommes en présence d’un chantage », écrit Roger Allier à sa famille. « Au dernier moment, quand tout semblera perdu, tout s’arrangera provisoirement et la guerre sera, une fois de plus, ajournée ». Officier au 22e bataillon de chasseurs à Albertville, Roger Allier est aussi résident secondaire à Argentière. Il s’y trouve en permission à la fin juillet 1914 et lorsqu’il sent que tout s’aggrave, il descend à Chamonix pour faire, « en cas de départ subit, l’achat de quelques objets indispensables. » C’est là qu’il voit, vers 16 heures le 1er août, publier l’ordre de mobilisation générale.
Et le tonnerre gronde
Dans toutes les communes de la Haute-Savoie, le redoutable télégramme officiel de la préfecture d’Annecy a été recu. Les quatre maires du canton de Chamonix ont pris connaissance du texte leur intimant l’ordre de placarder la terrible nouvelle : c’est la mobilisation. Punaisée sur le panneau des mairies, la grande affiche signée du Ministère de la Guerre et du Ministère de la Marine fait écho aux roulements de tambour du garde-champêtre et au tocsin qui retentit au clocher de toutes les églises de la vallée. Dans les villages, personne n’est dupe : les cloches funèbres annoncent une mort ou une catastrophe. Même dans la montagne, dans les chalets d’alpage comme dans les pavillons-buvettes accrochés en balcon au-dessus de la vallée, ces sinistres résonnances n’ont pas besoin d’explications.
À 18 heures, Roger Allier est de retour à Argentière afin de préparer sa cantine. Il a revêtu son uniforme et après un repas vite expédié, se rend à la gare. « La vue d’un officier en uniforme, tout équipé, produit, dans la localité toute secouée par la nouvelle apportée dans l’après-midi par un gendarme et publiée au loin par le tocsin, un redoublement d’émotion », écrit son père. « Un véritable cortège l’accompagne jusqu’au train. Il est le premier à partir. Dans la rue, sur le quai de la gare, le silence est poignant. Les âmes sont calmes mais avec le sentiment de quelque chose de tragique. Seules quelques jeunes filles allemandes en villégiature dans un hôtel marquent une insouciance sotte et même une gaieté insolente. » Ce samedi 1er août, le train n’ira pas plus loin que Chamonix.
Le récit continue :« Vers minuit, j’étais rentré. Dans le village, les lumières d’ordinaire étaient éteintes de très bonne heure. Cette nuit-là, elles ne l’étaient nulle part ; on en » briller à toutes les fenêtres. Pendant des heures, je les ai regardées ces lumières et j’ai évoqué tout ce qu’elles racontaient. Elles me disaient, à leur manière, que dans chacune de ces maisons il y avait un fils, parfois plusieurs, il y avait un mari, il y avait un frère qui devait prendre le premier train. Les mères, les femmes, les sœurs, sans rien dire, préparaient les paquets, les petites provisions pour le voyage. Le drame consistait en ceci que personne ne se plaignait et que chacun refoulait au fond de son cœur ce dont celui-ci débordait… Au matin, vers cinq heures, j’étais dans la rue. De chaque maison, un homme sortait. Les femmes l’accompagnaient jusqu’à la porte. Là, un dernier baiser, et l’homme s’en allait vers la gare. Sur le quai, il n’y avait que des hommes : avec les partants, les pères, les frères, les amis. Jusqu’au départ du train, on causait. L’entretien était grave, mais non pas triste. Je ne dis pas que ces vaillants étaient joyeux : on ne brise pas en riant certains liens. Mais leur décision austère n’allait pas sans l’enthousiasme du devoir virilement accepté. Le train s’ébranle. Un poignée de mains par la fenêtre du wagon. Un cri : « Vive la France ! » Et les accents de la Marseillaise s’élèvent. On la chante de toute son âme et comme un cantique… J’ai pris le même train pour être plus longtemps avec ces braves gens. Il venait de Vallorcine avec la plupart des hommes dont l’ordre de départ était pour le premier jour : tous ces hommes avaient tenu à partir par le premier train de ce jour-là. A chaque station, nous cueillions, au passage, les mobilisés. Et c’était à chaque fois le même élan de ferveur sérieuse. J’ai saisi avec une précision poignante que ces héros de demain n’étaient pas pris par une fatalité inexorable, mais que tous, librement, dans un élan de tout leur être, se donnaient à la France… »
A Lyon le 3 août 1914, le Général Meunier, Gouverneur militaire de Lyon, Commandant la 14e région, écrit à la préfecture de Haute-Savoie pour confirmer : « Etat de Siège déclaré pour tout le territoire sauf Tunisie ».
Le 4 août 1914, la guerre est déclarée.
Les hommes mobilisés sont partis, rejoignant Annecy où se tient le grand rassemblement et d’où ils seront répartis dans les différents casernements. Ils avaient fini de « faucher les derniers prés et de rentrer les dernières trosses et sont partis gaiement, heureux d’aller prendre cette revanche dont on parlait depuis 1870, en disant qu’ils reviendraient pour « creuser les pommes de terre ».
Texte de Joëlle Dartigue-Paccalet extrait du livre « La Vallée de Chamonix et la Grande Guerre » (collaboration : Monique Pellissier et Bernadette Bochatay) édité par la CCVCMB – 2018